Concevoir des ailes de kite pour un record du monde
20 Octobre 2024
Notre bateau pour le record du monde n’est pas tiré par une voile classique, mais par une aile de kite. Avant même de parler procédure de décollage ou système de pilotage, il faut déjà concevoir et produire une aile bien plus grande que les ailes traditionnelles, qui devra être capable de résister à des charges extrêmes : au lieu de tirer un être humain de 80kg, il lui faudra tracter un bateau d’environ une tonne ! Nos ailes n’existent donc pas dans le commerce : elles ont été conçues sur-mesure par rapport aux besoins très spécifiques de notre bateau de record. On vous en dit plus dans cet article.
Pourquoi utiliser un kite ?
Si c’est plutôt rare de mettre une aile de kite sur un bateau pour battre le record du monde de vitesse à la voile, leur potentiel est certain : la deuxième plus grande vitesse jamais enregistrée sur l’eau est détenue par le kitesurfeur Alex Caizergue (57.97 noeuds / 107 km/h de vitesse moyenne sur 500 mètres).
Pour SP80, le kite s’est tout de suite imposé comme la meilleure solution :
– Une aile de kite est facilement interchangeable : en fonction des conditions du jour, l’équipe peut s’adapter et sortir avec une aile de 25m2 comme une aile de 40m2.
– Côté sécurité, le bateau peut ralentir en quelques secondes, simplement en larguant l’aile, ce qui est impossible sur un voilier classique. C’est rassurant pour nos pilotes qui doivent se lancer à 150 km/h sur l’eau !
– D’un point de vue technique, la traction de l’aile de kite est centralisée en un seul point sur le bateau, ce qui a permis à l’équipe de créer « facilement » un système mécanique pour équilibrer la force du kite par rapport à celle du bateau et de son foil. On vous en parlait déjà ici : tout notre bateau est pensé autour d’un concept clé : la stabilité !
Le défi: Concevoir des ailes de record
Le cahier des charges est clair : nos ailes doivent tracter un bateau d’une tonne jusqu’à 80 nœuds (150km/h) tout en restant assez facile à manœuvrer. Il faut pouvoir garantir le décollage d’une aile géante dans des conditions de vent et de vagues difficiles avec, de l’autre côté des lignes, un bateau de record qui ne demande qu’à avancer.
Une aile qui cumule performance, résistance et facilité d’utilisation, ça ne se trouve pas du premier coup ! L’équipe a passé des années en R&D (Recherche & Développement) à tester ses idées, et certains développements sont encore en cours…
Aile à boudin ou à caisson, un compromis à trouver
Il existe deux types de kite dans le commerce : les ailes à caisson, dont la structure se rapproche de celle des parapentes, et les ailes à boudin.
La principale différence, c’est que la première va, comme pour un parapente, se gonfler uniquement à la force du vent, quand une aile à boudin sera gonflée en amont d’une navigation au moyen d’une pompe.
Les kite à boudin sont bien plus facile à manier, surtout au décollage ! Par contre, l’aile est aussi plus épaisse et plus lourde : elle sera beaucoup moins performante qu’une aile à caisson.
Pour propulser notre bateau – et si on pense uniquement aux performances dont nous avons besoin pendant un run – il paraît logique de choisir les ailes à caisson. En revanche, si on ajoute la composante non négligeable des phases de décollage, alors ce choix n’est plus si évident ! Il faut s’imaginer que nous devons décoller des ailes immenses (entre 25 et 45m2) dans des conditions de vent fortes (jusqu’à 45 nœuds en rafale), avec des vagues qui peuvent monter jusqu’à 80cm…et ce, depuis la mer !
Nous avons donc fait le choix d’utiliser des ailes à boudin, tout en les optimisant au maximum pour que leurs performances se rapprochent de celles des ailes à caisson. Quand on parle d’optimiser une aile, on travaille sur sa forme ou ses bridages : on peut par exemple choisir de produire une aile plus allongée, donc plus performante, mais qui sera aussi plus compliquée à manipuler sur l’eau et aura plus de bridages, ce qui augmente la trainée de l’aile. En bref, il faut trouver le meilleur compromis possible !
LES AILES ACTUELLES
Lorsque nous avons mis à l’eau notre bateau il y a un an après des années de conception, nous savions que nous aurions besoin d’un maximum de temps sur l’eau car nous avions encore tout à apprendre :
– La logistique : sortir le bateau du port, le tracter jusqu’au meilleur spot de navigation, le mettre en bonne position pour le départ d’un run, le récupérer après un run, etc.
– Le pilotage : apprendre à contrôler un bateau hors-norme qui mélange les disciplines de la voile et du kite et qui se comporte de manière unique sur l’eau
– La sécurité : pour les pilotes, pouvoir larguer le kite en urgence et savoir sortir du bateau rapidement en cas de crash. Pour l’équipe, assurer un run sans obstacle (animaux, O.F.N.I, autres utilisateurs du plan d’eau), connaître les procédures de sécurité des pilotes, savoir les récupérer en cas de besoin, etc.
– La gestion du kite : trouver une procédure de décollage qui marche indépendamment de la taille de l’aile, savoir la récupérer après un largage, savoir la piloter à bord d’un cockpit fermé avec une visibilité réduite, etc.
Pour s’entraîner au plus vite sur tous ces sujets, notre première priorité était de concevoir des kite assez performants pour tirer le bateau, mais pas trop complexe à manœuvrer. Si vous voulez en savoir plus sur nos journées types de navigation, on vous encourage à lire cet article !
Nous avons d’abord conçu une première aile de 25m2 avec le designer Bryan van Ostheim. Après l’avoir beaucoup testée sur l’eau avec le bateau, nous avons affiné, petit-à-petit, les profils des ailes suivantes. Aujourd’hui, nous avons à notre disposition 3 ailes à boudin sur-mesure : notre « petite » aile de 25m2 que nous utilisons dans les grosses conditions, une aile de 40m2 qui est très polyvalente, et une aile de 55m2 qui nous permet de nous entraîner dans des conditions de vent très/trop faibles. En théorie, ces ailes devraient nous permettre d’atteindre le record du monde !
LES AILES DE DEMAIN (?)
Si nos ailes actuelles sont capable de nous emmener jusqu’au record, nous avons beaucoup d’idées pour faire mieux et travaillons énormément en R&D en parallèle des navigations.
Pourquoi continuer la R&D si nos ailes actuelles peuvent nous emmener jusqu’au record ? En fait, concevoir une aile plus performante nous permettrait, par exemple, de sortir dans des conditions de vent plus faible (et donc plus facilement gérable) pour atteindre la même vitesse. Sécuritairement pour l’équipe, les pilotes et le bateau, c’est un gain non négligeable ! De la même manière, avoir des ailes plus performantes nous permettraient de naviguer avec des ailes plus petites, et avoir quelques mètres carrés en moins à décoller simplifierai énormément notre logistique autour des décollages…
Si vous regardez les images de Vestas Sailrocket II, l’actuel détenteur du record du monde de vitesse à la voile depuis 2012, ou celles des AC75, bateaux de l’America’s Cup en 2024, vous pourrez remarquer qu’ils n’utilisent pas de voiles traditionnelles. Le premier utilise une aile rigide, et les seconds naviguent avec des voiles à « double peau ». En terme de performance, c’est le nec plus ultra dans le monde de la voile.
Innovation majeure dans le milieu de la compétition, les ailes rigides sont plus puissantes et font beaucoup moins de trainée que les voiles traditionnelles. Le désavantage, c’est qu’elles sont logistiquement beaucoup plus compliquées à mettre en œuvre (impossible de les plier ou les ranger sur l’eau) et beaucoup plus coûteuses. Dans la même lignée, naviguer avec une aile de kite rigide serait, en terme de performance, largement supérieur à nos ailes à boudins actuelles. En revanche, c’est extrêmement compliqué à mettre en œuvre dans nos conditions de navigations !
Les voiles à double peau, elles, sont très performantes mais là encore, requièrent beaucoup de logistique : elles sont compliquées à contrôler, à tendre, etc. Côté kite, les ailes gonflables double peau n’ont encore été que peu utilisées, mais c’est un développement très en vogue en ce moment et qui va être intéressant à suivre, pour les kitesurfeurs mais aussi pour notre bateau…
Pour résumer, on sait que nos ailes à boudin sont très performantes, mais on sait aussi que des ailes à caisson, voir des ailes de kite rigide seraient bien meilleures ! Dans la réalité sur l’eau, c’est pour l’instant trop compliqué à mettre en œuvre…mais peut-être pourrions-nous créer une aile hybride qui prendrait le meilleur des deux mondes ? C’est-à-dire, une aile qui se décollerait facilement grâce à un boudin mais qui serait beaucoup plus performante une fois en l’air grâce à des éléments utilisés dans les ailes à caissons, voir dans les ailes rigides ? C’est sur quoi nous travaillons lorsque nous ne sommes pas en train de naviguer !
Nous testons actuellement des ailes de kites hybrides de 10m2, complètement sur-mesure, et qui pourraient être ensuite commandées en grande taille pour tracter notre bateau à 150 km/h. Pour l’instant, nous en sommes encore au stade des prototypes, affaire à suivre…
© Photos de l’article: Guillaume Fischer
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