Interview

Interview avec Martin Fischer

03 Décembre 2020

Nous avons eu la chance de pouvoir échanger avec une personnalité qui fait figure de référence dans le monde de la voile et des bateaux volants: Martin Fischer. Il nous a régulièrement conseillé et nous a donné son point de vue sur le développement actuel des foils mais aussi sur SP80. 

SP80: Bonjour Martin! Pour nos abonné(e)s qui ne vous connaissent pas, pourriez-vous vous présenter? Quelle est votre spécialité, quels ont été les projets sur lesquels vous avez travaillé et sur quoi travaillez-vous actuellement?

Je travaille depuis presque 20 ans sur le développement des voiliers de courses. Dans le passé j’ai travaillé sur les catamarans Classe-A, Formula-18, Groupama Classe-C, Flying Phantom, GC32 et AC50 (Groupama Team France), les trimarans ORMA 60 (Groupama 2), Ultime (Groupama 3, Sodebo) et un monocoque de la jauge Volvo-70 (Groupama 4). Depuis 3 ans je travaille maintenant pour Luna Rossa, le challenger italien pour la 36ème Coupe de l’America qui se déroulera en mars 2021 à Auckland. Je me suis spécialisé dans le développement des formes hydrodynamiques, donc safrans, dérives, foils, mais également la forme des coques.

SP80: Vous êtes donc une référence dans le monde des bateaux volants! Les concepts et design se sont multipliés ces dernières années, que ce soit en multicoques (Flying Phantom, F50, Ultime, etc.) ou en monocoques (Imoca, 69F, AC75 de la dernière Coupe de l’America, etc.). Pensez-vous que des innovations peuvent encore avoir lieu dans le milieu des bateaux volants ou avons-nous atteints une certaine limite de développement?

Je pense qu’il y a encore beaucoup de développements à faire. Les bateaux volants ont gagné beaucoup de terrain, mais le développement a vraiment décollé il y a seulement 10 ans. Nous faisons beaucoup de progrès dans les méthodes d’optimisation et cela nous permet de mieux adapter les dessins des foils. Cette puissance peut être utilisée pour améliorer la performance, la facilité d’utilisation ou une combinaison des deux. Aujourd’hui nous pouvons, pendant la phase de conception, prendre en compte et exploiter la déformation des foils sous charge. En plus il est possible d’imposer des contraintes supplémentaires dans la phase de conception, comme des contraintes sur la cavitation, la structure, des mesures de stabilité de vol ou des combinaisons de tous ces paramètres. On pourra donc obtenir des foils plus performants et plus faciles à utiliser. Ce mode de navigation deviendra alors accessible à un plus grand nombre de navigants.

SP80: En 2016, alors que vous étiez engagé avec le défi français Groupama Team France pour la 35e Coupe de l’America, il vous a été demandé de dessiner le bateau du futur (voir vidéo). Vous parliez alors de kite, de coque central avec deux flotteurs pour la stabilité, de bateau fermé pour protéger l’équipage. Quatre ans plus tard, on vous présente notre bateau et projet SP80 pour atteindre 80 noeuds (150 km/h). Cela correspond à peu près à ce que vous imaginiez ?

Oui, c’est vraiment très proche de ce que j’avais en tête quand j’ai fait cette petite esquisse. En fait quand l’équipe de SP80 m’a parlé de ce projet, j’étais vraiment ravi de voir que ça devenait réalité. Jamais je n’aurais imaginé que seulement quelques ans après, il y aurait une équipe d’ingénieurs qui travaille réellement sur un tel bateau.

SP80: Nous avons fait le choix de ne pas voler au-dessus de l’eau pour gagner en stabilité. A votre avis, placer la stabilité au cœur du développement du bateau est-il un réel avantage ou au contraire frein dû à la traînée de l’eau qui sera trop importante?

Je suis convaincu que la stabilité est l’élément clé, pas seulement pour un bateau visant à battre le record absolu de vitesse mais aussi pour tous les autres bateaux rapides. Après, il y a plusieurs possibilités pour atteindre cette stabilité. On peut dessiner une configuration avec une stabilité inhérente, mais on peut aussi utiliser des systèmes actifs, mécaniques, pneumatiques ou électroniques. Pour battre le record de vitesse, le choix de l’équipe de SP80 me semble très bien. La configuration est stable et théoriquement il n’y a presque pas de limites pour la puissance. Si c’est nécessaire on peut augmenter la puissance disponible. Ça fait donc beaucoup de sens d’accepter de payer un peu en traînée (trois coques qui touchent l’eau) pour obtenir une très bonne stabilité.

SP80: Quels sont selon vous les avantages et les inconvénients de notre bateau?

Le grand avantage du concept est la stabilité du bateau. Un désavantage est la traînée liée aux trois coques dans l’eau. Mais la traînée peut être compensée par la puissance et la puissance n’a presque pas de limites avec ce concept. Ça a donc du sens « d’acheter » une matière rare – la stabilité – avec une matière disponible – la puissance.
D’autres points sont importants :

  • La construction fermée
  • La configuration symétrique

La construction fermée est importante pour la sécurité de l’équipage et est importante pour une bonne aérodynamique.
La symétrie permet de naviguer tribord est bâbord amure. Cela permet de répéter rapidement des tests, un aspect important pour la mise au point du bateau.

SP80: Pensez-vous que ce type de bateau pourrait se démocratiser à l’avenir?

Pourquoi pas. Le concept donne une bonne protection et une bonne stabilité. Donc en principe ça devrait être accessible à un grand nombre de personnes. Peut-être pas pour aller à 80 nœuds tout de suite, mais pourquoi pas à 40 nœuds dans un premier temps?

SP80: Enfin, un projet concurrent s’est monté dans le Sud de la France autour d’Alexandre Caizergues: Syroco. Ils ont dévoilé leur concept il y a quelques semaines. Qu’en pensez-vous?

C’est également un projet très intéressant. Leur concept a moins de traînée – aucune coque touche l’eau – mais ça demande un contrôle actif de la hauteur de vol. Leur concept est donc moins stable mais demande en contre partie aussi moins de puissance.

SP80: Un dernier petit mot pour l’équipe de jeunes ingénieurs et étudiants passionnés qui travaillent d’arrache pied sur le projet?

Je trouve votre projet impressionnant. Il me semble que tous les aspects – gestion, finances, développement technologique – sont très bien gérés. Je suis optimiste que vous allez réussir à atteindre votre but.

SP80: Un grand merci Martin d’avoir pris le temps de nous répondre! Nous vous souhaitons le meilleur pour la Coupe de l’America et on espère se croiser très vite!

Propos recueillis par Aurore Kerr, responsable communication & Mayeul van den Broek, co-fondateur
Photo en-tête de l’AC50 de Groupama: © Eloi Stichelbaut
Portrait en-tête: © Christophe Launay